11ème partie : le Khumbu (16/11 au 23/11)

84 Bupsa (2370) ; 5h30 ; +900 -1600

85 Poyan (2820) ; 2h45 ; +750 -300

86 Lukla (2840) ; 2h45 ; +600 -580

87 Lukla REPOS

88 Namche Bazar (3400) ; 5h30 ; +1300 -740

89 Pangboche (3850) ; 5h ; +1250 -800

90 Chhukung (4700) ; 4h ; +1050 -200

91 Chhukung (excursion à l'Imja Tso) ; 3h45 ; +450 -450

Voilà 84 jours que nous marchons (16 novembre) :

 

Nous y voilà ! Après 3 semaines sur les sentiers du Népal "perdu des agences", nous entamons à Tragsindo un dur retour à la réalité : nous sommes bien dans le pays de la randonnée par excellence. Et que dire du Khumbu... la région de la mise en touristification par excellence ? 

Fini les petites homestays dans lesquelles on sert le délicieux thé local à volonté, où l'on goûte aux spécialités et où l'on est invité à s'asseoir dans la salle commune. Désormais, c'est régime thé industriel sans goût, bouffe occidentalisée et parckage entre touriste... pour des prix multipliés par minimum 2 ! Enfin bref, le choc se révèle toujours rude, mais comme pour les Annapurna et le Langtang, nous y allons quand même car chaque jour (ou presque) nous avons parmi les plus fantastiques paysages au monde devant les yeux. Passer à côté serait à notre avis faire preuve d'une forme de snobisme. Et puis rentrer au Khumbu ressemble en tout point à rentrer dans un décor de cinéma ou d'événements sportifs ; et ça tombe bien il s'agit de mes 2 autres passions derrière le trek.

 

Je suis transporté dans "La peau de John Malkovich". Je me mets dans la peau d'un des innombrables jeunes muletiers qui montent et descendent sans cesse avec leur caravane du Solo Khumbu à Namche Bazar pour acheminer les marchandises vers les besoins touristiques. Comme eux, déjà, j'ai l'odeur de crottin qui tapisse l'intérieur de mes narines, tant le chemin se transforme par endroits en autoroute pour mules. Mais pour devenir un muletier adoubé par les siens, obligation me sera faite de me coiffer à la mode Bollywood (mèches rouges et asymétrie de rigueur... difficile vu ce qui me reste sur le crâne !), d'écouter à fond les dernières sonorités népalaises à la mode agrémentées de "tili titi" peu variés, de maîtriser toutes les subtilités des "tchar" et autres "tcheu" pour guider la troupe, et surtout d'adopter ce regard empreint de mépris pour le trekker qui ose se mettre en travers de ma route (alors qu'il risque tout de même sa vie à chaque croisement de caravane, et qu'accessoirement c'est grâce à lui que j'ai du boulot). 

 

Voilà 87 jours que nous marchons (19 novembre) : 


Je suis transporté dans la séquence d'ouverture de "Drive". Au dessus de nos têtes, les hélicoptères volent bas et je suis Ryan Gosling tentant d'échapper à la police, se dissimulant sous les ponts et les parkings souterrains. Dans le Khumbu, peu de criminalité pourtant, mais plutôt des touristes fortunés souhaitant accéder aux beautés naturelles sans passer par la case avion ou marche (ou infortunés par un pépin physique). Soit disant réserve naturelle, le parc de Sagarmatha résonne toute la journée du chant de ces oiseaux de mauvaise augure.


Je suis transporté dans "World War Z". De nombreux marcheurs que nous croisons sur les chemins me rappellent la première étape de métamorphose des hommes en zombies. Peau translucide, regard dans le vague, démarche robotique... pourvu qu'on ne se fasse pas mordre, je tiens à garder mon émerveillement devant la magie de tels endroits ! Comment peut-on être aussi blanc après 10 jours de marche en montagne ? Être recouvert de la tête aux pieds, sans contact avec l'environnement ? Si ce n'est devenir zombie, je ne comprend pas. Sentir le soleil réchauffer sa peau, la poussière irriter ses yeux, la pierre épouser notre corps sont autant de sensations qui nous rendent sensibles au monde nous entourant. 


Je suis transporté dans la finale du 200 m des JO. À la manière d'Usain Bolt qui coupe son effort avant la ligne d'arrivée, je dois paraître tellement "facile", voir irritant pour les autres marcheurs. Non acclimatés ou préparés physiquement, ils se mouvoient d'un pas lourd mal assuré, soufflant comme des asthmatiques. Je les double en un éclair sans autre marque de compassion, le nez au vent, avec un sac sur le dos pesant 10 kg de plus ; m'arrête à quelques encablures pour contempler et prendre une photo, avant de redémarrer en trombe lorsqu'ils sont sur le point de me rejoindre. 


Voilà 90 jours que nous marchons (22 novembre) : 


Je suis transporté dans "Blindness". À Chhukung, petit agglomerat de lodges à 4700 m d'altitude, j'ai réellement peur que le scénario catastrophe dans lequel l'ensemble de la population mondiale devient aveugle ne soit en train de se produire. Dehors dans la cour, je mitraille de photos et me délecte du coucher de soleil émouvant sur l'Himalaya. Sur la gauche, le massif de l'Everest rougeoit. À droite, d'immenses parois glaciaires deviennent d'un blanc laiteux du plus bel effet en contrastant avec le ciel bleu foncé du crépuscule. Derrière, le sommet élancé de l'Ama Dablam s'est déjà éteint mais se coiffe de fins nuages rouges le rendant d'autant plus magestueux. N'est-ce pas pour ces moments que l'on aime tant la nature ? Apparemment non, puisque sur la douzaine de randonneurs présents dans le lodge, seule Juju vient me rejoindre. Je me frotte les yeux devant tant de beauté et me félicite d'avoir en moi l'antidote à cette terrible épidémie de cécité.


Bon, j'arrête ! Je ne veux pas paraître méprisant. L'ironie représente sûrement pour moi le meilleur moyen cathartique devant une situation dérangeante. Le Khumbu, c'est avant tout les plus beaux paysages de montagne qu'il m'est été donné de voir ; mais c'est aussi une représentation du tourisme et de la marche souvent aux antipodes de la mienne. Alors j'observe, j'analyse, je me moque gentillement ; tout en gardant de la distance sur mes griefs car je profite également de l'écosystème économique et social que je dénonce. 

Sinon, que dire des panoramas traversés depuis Lukla ? Je pense ne pas détenir le vocabulaire pour décrire le gigantisme, la beauté, la géométrie extraordinaire des espaces naturels que nous avons l'honneur de fouler. J'espère que les photos parlent d'elles-même. La palme revient au point de vue sur la crête qui surplombe Dingboche. Autant le village de lodges n'a aucune âme, autant le 360 degrés 100 mètres plus haut relève du magique. Tabuche à l'ouest, Ama Dablam à l'est, vallée qui mène à l'Everest au nord, chemin déjà accompli au sud ; nous y sommes restés un bon moment. Mais j'oublie le Imja Tsho, ce grand lac glaciaire qui ferme la vallée de Chhukung. Pareil, nous sommes restés littéralement scotchés à l'extrémité ouest de l'étendue d'eau gelée, entourée de pentes friables et encerclée de toute part de faces glacées verticales si impressionnantes qu'elles défient l'imagination.